L’un plaide pour une réorganisation de la mondialisation, l’autre prône un changement de modèle de croissance pour le continent. Entretien croisé avec deux économistes qui n’ont pas peur de casser les codes.

Voilà deux économistes qui auront marqué l’année qui s’achève et qui, cela ne fait guère de doute, vont continuer à animer le débat en 2020. À 48 ans, le Français Thomas Piketty est un obstiné détracteur du capitalisme contemporain, qui, selon lui, engendre de grandes inégalités dans le monde. Dans son ouvrage Capital et Idéologie, paru en septembre dernier aux éditions du Seuil, il insiste sur la nécessité, déjà défendue dans son best-seller Le Capital au XXIe siècle, paru six ans plus tôt chez le même éditeur, de réformer ce système.

Il faut réorganiser « la mondialisation », martèle-t-il, favoriser une plus grande « justice sociale », « désacraliser » la propriété privée et mettre un terme à la « logique d’accumulation infinie » que celle-ci induit. Utopistes pour certains, ses idées font néanmoins leur chemin dans les discussions au sein des partis travaillistes et conservateurs au Royaume-Uni, tout comme aux États-Unis, où elles sont au cœur de la campagne pour les primaires du Parti démocrate.

Quant à Kako Nubukpo, 51 ans, doyen de la faculté des sciences économiques et de gestion de l’université de Lomé, ancien ministre et ancien directeur de la francophonie économique à l’OIF, il combat depuis plusieurs années le franc CFA, monnaie utilisée par 14 pays d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Ouest, dans sa forme actuelle.

C’est également par le biais d’un livre, L’Urgence africaine, publié chez Odile Jacob en septembre, qu’il a fait parler de lui en 2019. Pour lui, il faut rapidement changer de modèle de croissance sur le continent, opter pour un développement « endogène », rompre avec les institutions de Bretton Woods qui ont fait de l’Afrique un « laboratoire néolibéral » et s’entêtent à y imposer des politiques de développement qui ne fonctionnent pas, alors que le continent connaît une croissance démographique sans précédent !

Si ces deux intellectuels mènent leurs réflexions sur des terrains différents, ils partagent un même socle idéologique, proche du socialisme. Surtout, l’un et l’autre ont la parole libre et n’ont pas peur de déranger. Interview.

Jeune Afrique : Liban, Haïti, Irak, Chili, Hong Kong, Algérie, France…. Plusieurs régions du monde sont secouées par des vagues de contestations populaires. Comment analysez-vous ce phénomène ?

Thomas Piketty : Je pense qu’on arrive au bout du cycle de développement qui a commencé dans les années 1980 sous le coup du reaganisme et du thatchérisme et qui s’est diffusé dans les années 1990 en Europe et dans d’autres parties du monde. Ce modèle, la mondialisation dans sa forme actuelle, a favorisé une remontée très forte des inégalités.

Et l’absence d’un horizon égalitaire crédible, notamment depuis la fin du communisme soviétique, et de discussions sérieuses sur une alternative au système fondé sur le marché nourrit beaucoup de frustrations. On est donc à un moment charnière où se pose la question de la réorganisation de la mondialisation.

Kako Nubukpo : Ce qui se passe aujourd’hui est une forme de mondialisation de la contestation fondée sur des éléments qui sont au cœur du vivre-ensemble, c’est-à-dire l’impératif d’une justice sociale. En Équateur, en Haïti ou même en France, où l’État est dit social, les troubles provoqués par l’augmentation des prix du carburant traduisent cette demande, ce besoin.

Manifestations contre le gouvernement, à Beyrouth, au Liban, en octobre 2019.

CE QUI SE PASSE AUJOURD’HUI EST UNE FORME DE MONDIALISATION DE LA CONTESTATION FONDÉE SUR UN IMPÉRATIF DE JUSTICE SOCIALE

Donc, pour vous, la question des inégalités est au cœur de tous ces mouvements de protestations…

T.P. : En effet, il y a toujours la question des inégalités, qui prend des formes très différentes selon les pays. Le discours qui caractérise notre époque et qui consiste à sacraliser les milliardaires ne passe plus.

On l’a vu avec la crise des « gilets jaunes » en France, quand on a augmenté les taxes sur les carburants et utilisé les recettes non pas pour financer la transition écologique ou pour aider les groupes sociaux les plus touchés par la crise mais pour financer la suppression de l’impôt sur la fortune. C’est rare que les choses soient exprimées de façon aussi claire.

Existe-t-il une spécificité africaine dans ce désarroi mondialisé ?

K.N. : Dans la plupart des pays africains, les sociétés n’ont pas encore connu l’État social. Elles n’éprouvent donc pas forcément dans la mondialisation un phénomène de déclassement. L’Afrique a ses propres spécificités, qu’on peut analyser en trois temps. Il y a eu la période post-indépendances, ou du volontarisme, durant laquelle l’embryon d’État a essayé de créer des services publics.

Cette période a brusquement été interrompue dans les années 1980 et 1990 pour laisser place au temps de la gestion, c’est-à-dire des programmes d’ajustements structurels [imposés par le FMI et la Banque mondiale, et marqués par l’austérité budgétaire et les privatisations].

Et depuis peu, on commence à parler du post-ajustement structurel, on reconnaît avec une sorte de pragmatisme des complémentarités entre l’État et le marché. Mais la casse sociale a bien eu lieu à partir des années 1990 et jusqu’en 2010.

T.P. : Ce qui a été imposé à l’Afrique par les organisations internationales est en effet très choquant. On a joué avec le développement africain. On a misé sur la diminution du poids de l’État alors même que tous les pays aujourd’hui riches le sont devenus grâce à la construction d’un État fiscal et social capable non seulement d’organiser, de réguler les échanges économiques, de répertorier les propriétés, de mettre en place un minimum de justice fiscale et sociale, mais aussi d’investir dans les infrastructures, dans l’éducation et dans la santé.

On a encore fait baisser le niveau de prélèvement fiscal, alors même qu’il atteignait à peine 10 % à 15 % du PIB, contre 30 % à 40 % dans les pays riches, où il continuait d’augmenter légèrement.

Le roi du Maroc Mohammed V (au centre) accueillant les leaders africains avant l’ouverture de la Conférence de Casablanca, le 3 janvier 1961.

LE CONSENSUS DE WASHINGTON EST ARRIVÉ AU PIRE MOMENT POUR LE CONTINENT

Kako Nubukpo, dans votre ouvrage, L’Urgence africaine, vous soulignez la responsabilité des dirigeants africains, qui ont laissé faire…

K.N. : On pourrait élargir cette responsabilité aux intellectuels africains qui se sont planqués au FMI, à la Banque mondiale et dans d’autres institutions internationales pour faire carrière. Le Consensus de Washington est arrivé non seulement au pire moment pour le continent, mais aussi alors que ceux qui avaient été formés et pouvaient apporter une lecture endogène du développement africain étaient devenus des alliés objectifs de ces grandes institutions.

Sans compter qu’après la chute du communisme soviétique tous ceux qui avaient porté un discours marxisant au début des années 1960 n’osaient plus s’exprimer. Aujourd’hui, nous aurions davantage besoin d’économistes hétérodoxes africains portant un discours de développement plus endogène.

De même, l’émergence progressive d’une classe moyenne qui s’approprie le débat sur les questions sociétales et économiques pourrait aider à changer la donne.

En Côte d’Ivoire, au Togo ou encore en Angola, on assiste à de nouvelles privatisations. Faut-il s’en inquiéter ? Que conseilleriez-vous aux autorités des pays concernés ?

T.P. : Quand on choisit de privatiser une partie de ses entreprises publiques, il est important d’avoir une cartographie et un enregistrement très stricts de la propriété privée sur l’ensemble de son territoire. Car, sans savoir qui possèdent les moyens de production, du petit commerce à la plus grande fabrique, comment contrôler les déclarations de revenus et de profits ? Beaucoup de pays africains et d’Asie du Sud-Est ont sauté cette étape, ils se retrouvent donc avec un secteur informel gigantesque.

K.N. : Il existe une très forte exclusion financière en Afrique parce que les gens n’ont pas de titres de propriété. Développer ces derniers peut faciliter l’accès à un financement plus endogène. On se comporte souvent comme si l’Afrique n’avait pas suffisamment d’épargne, pas suffisamment de potentiel pour financer un développement qui partirait de sa base, et on mise sur tout ce qui vient de l’extérieur. Pourtant, les IDE entretiennent l’économie de rente : les gros investissements vont dans le pétrole, le diamant, et plus généralement dans les matières premières. Il faut sortir de cette logique.

Kako Nubukpo.

MALHEUREUSEMENT, L’ÉLITE AFRICAINE S’EST SUBSTITUÉE À L’ÉLITE COLONIALE SOUS LES PRESSIONS INTERNATIONALES

Il faut donc donner la priorité aux investisseurs privés locaux…

K.N. : Dans La Grande Désillusion, Joseph Stiglitz écrit que la plupart des privatisations en Afrique n’ont fait qu’augmenter le phénomène de pillages. On a en réalité remplacé des monopoles publics par des monopoles privés. Lorsqu’on privatise, il faut veiller à ce que des collectifs de citoyens disposent au moins de minorités de blocage, et empêcher les barons locaux de s’emparer des entreprises concernées. Sinon, il faut instaurer un donnant-donnant, comme en Côte d’Ivoire, quand Houphouët Boigny disait : « Si vous volez l’argent public, au moins, investissez dans le pays ! »

T.P. : On peut faire mieux que ça ! Outre les citoyens, on peut aussi associer les salariés aux processus de privatisation des entreprises. En Allemagne ou en Suède, leurs représentants peuvent occuper un tiers ou même la moitié des sièges dans les conseils d’administration, et cela a l’air de fonctionner. Le fait qu’ils aient accès à tous les documents a permis de limiter les super-rémunérations des grands patrons allemands et d’impliquer les salariés dans la stratégie à long terme.

Cette idée est petit à petit en train de se diffuser au Royaume-Uni, elle figure dans des projets de loi discutés au Sénat américain et dans le programme du parti démocrate. On n’a jamais vu cela auparavant ! Pourquoi l’Afrique n’en ferait-elle pas autant ?

Pourquoi, soixante ans après les indépendances, les économies africaines ne parviennent toujours pas à vraiment décoller ?

T.P. : Il faut voir d’où on est partis. Les défis auxquels l’Afrique a dû faire face étaient nouveaux d’une certaine façon. Il y a eu un degré d’extraction (humaine et de ressources naturelles) qui est sans comparaison dans l’Histoire. Et aujourd’hui, le continent connaît une croissance démographique sans précédent depuis la Seconde guerre mondiale, qui peut être un atout mais pose des défis d’une ampleur inédite. Enfin, la fuite des cerveaux vers des pays riches, proches géographiquement, pose de vraies difficultés.

K.N. : On aurait effectivement pu s’attendre à ce que les indépendances permettent de mettre fin à l’économie de l’esclavage colonial et de rentrer dans une économie monétaire de production afin de créer une prospérité partagée. C’était un peu le pari des pères des indépendances.

Malheureusement, l’élite africaine s’est substituée à l’élite coloniale sous les pressions internationales. Elle n’a absolument pas assumé sa mission, celle de faire progresser l’Afrique dans le concert mondial autrement qu’à travers son insertion sur les marchés internationaux par l’exportation de matières premières.

La solution pour l’Afrique passerait donc par le fédéralisme ?

T.P. : Au moment des indépendances, beaucoup de dirigeants africains se rendaient déjà compte que les petits États-nations légués par la colonisation ne pouvaient pas faire face aux puissances économiques et financières mondiales.

Les réflexions sur des constructions fédérales qui auraient pu remplacer l’empire français auraient pu davantage aboutir si Paris n’avait pas tenté de façon très hypocrite de conserver la main sur tout ça. Son idée d’une assemblée fédérale franco-africaine ne pouvait pas fonctionner dans un cadre démocratique. La transition a donc raté.

Le franc CFA reste un élément de ce cadre très imparfait et très insatisfaisant, mais sur lequel il faut désormais s’appuyer pour bâtir et pour faire mieux que l’Union européenne. On peut inventer des formes nouvelles de fédéralisme démocratique et social en Afrique. Je suis en train de finir le roman Rouge impératrice, de Léonora Miano : elle dépeint une fédération africaine en 2124, qui a certes encore des difficultés, mais qui prospère. Le fait que la création romanesque s’empare aussi de ces sujets est en soi intéressant !

K.N. : On a déjà tout pour passer au fédéralisme. Les populations sont déjà intégrées, les pays de l’UEMOA négocient par exemple collectivement leur commerce extérieur à l’OMC, on a commencé à lever des armées par le biais de la Cedeao pour intervenir au Liberia et en Sierra Leone.

Aujourd’hui, des militaires tchadiens meurent au Mali dans la lutte contre les jihadistes. À partir du moment où on accepte de verser du sang pour des gens d’autres nationalités, on crée les conditions de faisabilité d’une vraie fédération.

Thomas Piketty

SANS IMPÔT COMMUN, IL NE PEUT PAS Y AVOIR DE DESTIN COMMUN

Concrètement, comment construire une fédération qui fonctionne avec des États-nations très faibles ?

T.P. : C’est un défi vertigineux ! Il faut penser des formes fédérales nouvelles qui s’appuient sur les États-nations. Il faut que ces derniers soient le plus fonctionnel possible. Parmi les formes démocratiques transnationales que je défends, il y a la création d’une assemblée fédérale avec les pays qui le souhaitent, et qui s’appuie sur leurs différentes assemblées nationales.

Il ne faut pas reproduire les erreurs des États-nations de l’Union européenne, qui refusent de faire de la politique ensemble, en particulier en ce qui concerne la solidarité et l’impôt. Sans impôt commun, il ne peut pas y avoir de destin commun.

K.N. : Il y a quelques années, j’ai présenté avec certains collègues l’idée d’une confédération de l’UEMOA qui passerait par la mutualisation d’un certain nombre de services et de fonctions, comme les douanes. J’avais aussi proposé de donner plus de moyens à la Commission pour qu’elle puisse financer un certain nombre de droits communautaires, comme celui qui permet aux étudiants de s’inscrire dans n’importe quelle université des pays membres en payant les mêmes droits que leurs camarades nationaux.

Aujourd’hui, le budget communautaire de l’espace UEMOA représente 0,3 % de son PIB, une proportion qui est quasiment trois fois moindre que celle en vigueur dans l’Union européenne. Mon idée était de modifier le traité de l’UEMOA pour permettre à sa Commission de lever sur le marché financier régional des montants supérieurs à ses fonds propres, tout en gageant ces emprunts sur les réserves de change que nous détenons auprès du Trésor français. Mais cela n’a pas été suivi.

Mon impression est qu’il manque un narratif positif, qui serait porté par quelques leaders de la région pour mobiliser les populations, à l’image du fameux Groupe de Casablanca créé autour de Nkrumah et Nasser au début des années 1960.

Aujourd’hui, tous les pays ont des plans de développement nationaux, on pourrait aussi élaborer des plans régionaux. On pourrait dans ce cadre créer une sorte de revenu universel qui permette aux populations les plus défavorisées d’accéder aux services sociaux de base, parce que c’est là que tout se joue.

Un revenu universel ? Qui le financerait ?

K.N. : Par la solidarité internationale. L’aide pourrait être mieux organisée, à travers une sorte de plan Marshall pour l’Afrique.

L’aide internationale financerait donc les politiques sociales ?

K.N. : Aujourd’hui, des sommes folles sont injectées en Afrique, mais rien n’est coordonné. Il faudrait désigner au niveau régional un point focal et définir avec lui les axes prioritaires pour chaque pays.

T.P. : J’insisterai davantage sur la question de la fiscalité internationale, parce que l’aide met les pays donateurs dans une position similaire à celle du milliardaire qui vous dit : « Je veux bien vous donner de l’argent, mais c’est moi qui vais vous dire où le mettre. » Tout cela aboutit à un contournement de l’État et affaiblit la construction d’une puissance publique légitime en Afrique.

Au-delà de l’immense générosité des pays du Nord, c’est de justice fiscale internationale dont ont besoin les États africains. Très souvent, les flux entrants d’aide sont inférieurs aux flux sortants de profits privés, qui sont parfois des appropriations extrêmement douteuses des ressources. Il faut un cadre légal et un cadre fiscal qui permettent de mettre un terme au pillage permanent des pays africains.

K.N. : Il est vrai que dans un pays comme la Guinée équatoriale, le revenu national brut, une fois qu’on a payé la propriété du capital qui n’est pas équato-guinéen, ne représente plus que 47 % du PIB. Plus de la moitié de la richesse créée chaque année ressort du pays. Il faut abandonner le système du franc CFA actuel, qui permet de faire sortir facilement les capitaux de façon tout à fait légale. On pourrait aussi très bien décider de taxer ces flux pour financer les politiques sociales.

Le président français Emmanuel Macron (d) et le président de Côte d'Ivoire Alassane Ouattara, à l'aéroport d'Abidjan, le 20 décembre 2019.

IL FAUT PROFITER DE LA RÉFORME DU FRANC CFA POUR CONSTRUIRE UN NOUVEAU CONTRAT SOCIAL MONÉTAIRE

Vous dites que le franc CFA est imparfait… Que faut-il changer ? [Cet entretien a été réalisé avant l’annonce, le 21 décembre, par Alassane Ouattara et Emmanuel Macron, de la tranformation du franc CFA de la zone UEMOA en eco à parité fixe avec l’euro, NDLR]

T.P. : Le rôle joué par le ministère français des Finances pose de sérieux problèmes en matière de gouvernance démocratique. Et le fait d’insister sur une inflation très faible ainsi que sur la facilité de transférer des capitaux offre des conditions très avantageuses à ceux qui ont beaucoup de ressources, au détriment de la grande majorité des populations africaines.

Il faudrait une monnaie qui soit davantage mise au service d’un projet de développement et des investissements publics. Les besoins en la matière sont considérables, compte tenu de la croissance démographique. Après avoir vu les banques centrales européenne et nord-américaines sauver leurs établissements bancaires, on ne peut plus dire qu’on ne peut rien faire pour financer les investissements d’infrastructures, de transports et d’éducation en Afrique.

Je n’encourage pas l’hyperinflation, mais est-ce qu’il faut pour autant plafonner l’inflation à 2 % ou 3 % ? Ne peut-on pas aller jusqu’à 5 % ? Kako Nubukpo évoque le chiffre de 8 % dans son livre. Moi je n’ai pas la formule magique, mais je pense qu’il faut s’autoriser à sortir un peu du cadre trop strict.

K.N. : On nous annonce une réforme du franc CFA et la création d’une monnaie unique de la Cedeao. Il faut justement profiter de cet événement pour construire un nouveau contrat social monétaire. Et transformer une institution qu’on pourrait qualifier d’extractive en une entité plus inclusive. Dans le cadre de la monnaie de la Cedeao, cela signifierait pour les pays de la zone franc CFA déplacer leur point focal monétaire. De Paris vers Abuja, par exemple, puisque le Nigeria représente les trois quarts du PIB de l’Afrique de l’Ouest et 52 % de sa population.

Je suis contre l’idée de monnaies nationales. Les défenseurs du franc CFA ne mettent pas suffisamment en avant la solidarité qui a été construite grâce à la centralisation des réserves de change. Quand un commerçant malien importe du riz, il ne sait pas que c’est grâce à l’exportateur de cacao ivoirien. Il faut donc garder tout ce qui est positif, et faire des sauts qualitatifs.

La création d’une zone continentale de libre-échange est également un sujet qui mobilise les dirigeants africains ces derniers temps. Est-ce dans cette direction que devrait aller le continent ?   

T.P. : En Europe, l’approche fondée uniquement sur le marché a mené à des contradictions et à des risques d’explosions. Si on ne prend pas la mesure de ces échecs, on court le risque d’entraîner d’autres Brexit ou que d’autres forces xénophobes et nationalistes prennent le contrôle de l’Union européenne et en fassent une forteresse crispée, moisie, identitaire et anti-immigration.

K.N. : En Afrique, on se comporte comme si le marché était l’alpha et l’oméga du développement. Et on réduit les droits de douane à une allure exponentielle. Si on construit simplement une zone qui permet au reste du monde d’alimenter le marché africain, on n’aura pas fait beaucoup de progrès.

On ne peut pas mettre un producteur de riz américain et un concurrent sénégalais sur le même marché, sachant que le premier produit en une heure 400 fois plus que le second. En revanche, si on insiste sur le contenu local, que les règles d’origine fixent aujourd’hui à 60 %, cela incitera les acteurs à produire sur place. Je pense qu’il faut encore protéger les marchés africains le temps qu’ils améliorent leur productivité, afin qu’ils soient un peu plus compétitifs.

Muhammadu Buhari a-t-il raison de fermer les frontières de son pays avec ses voisins, notamment le Bénin, pour protéger sa production nationale ?

K.N. : Depuis les indépendances, des pays comme le Bénin et le Togo pratiquent ce qu’on appelle en droit douanier la politique de la porte ouverte. Ils importent pour réexporter. Le géographe béninois John Igué appelle cela des États entrepôts. Il n’est pas surprenant que cela provoque des frictions avec des pays comme le Nigeria, qui veut devenir producteur et même créer une base industrielle. Cela dit, on peut remettre en question la violence avec laquelle le président Buhari a fermé la frontière.

Une jeune maman et son bébé, dans un centre de santé de Bamako, au Mali, en 2013.

NOUS DEVONS PASSER D’UNE DÉMOGRAPHIE SUBIE À UNE DÉMOGRAPHIE CHOISIE

Selon vous, la croissance démographique en Afrique est une aubaine ou plutôt une bombe ? 

K.N. : Il y a un ratio implacable dans l’histoire économique, c’est le ratio population/subsistance. De deux choses l’une : où vous augmentez les subsistances, ou vous faites ralentir l’augmentation de la population. Quand vous enregistrez un taux de croissance démographique de 2,8 % par an, cela suppose que vous ayez d’importantes ressources pour financer les politiques publiques dans les domaines de la santé et de l’éducation, et favoriser l’adéquation entre formation et emploi.

L’incapacité de nos dirigeants à se projeter sur le long terme me pousse à dire que cette démographie est aujourd’hui un danger. Nous devons passer d’une démographie subie à une démographie choisie. Quand on ramène la croissance africaine – qui est la deuxième plus importante au monde, derrière celle de l’Asie de l’Est et du Sud-Est sur les vingt dernières années – à la question démographique, on obtient un chiffre proche de zéro. Le PIB par tête en Côte d’Ivoire aujourd’hui est plus faible qu’en 1970.

T.P. : Il est quand même utile pour l’Afrique d’avoir une croissance démographique, à condition de la maîtriser et qu’elle soit légèrement positive. Les pays qui font actuellement face à une chute de leur population, comme ceux de l’Europe de l’Est, dont le nombre d’habitants sera divisé par deux d’ici à la fin du XXIe siècle, doivent eux faire face à des problèmes de retraite et ont peur de tout.

Les pays africains doivent inventer leurs propres cadres, imaginer un modèle de croissance et de développement qui prennent acte de cette réalité et du besoin d’investir dans la jeunesse africaine. Ils doivent sortir des cadres imposés, théoriques, et qui n’ont pas forcément marché dans le passé. Ils doivent rompre avec les choix économiques hyper-orthodoxes qu’on nous impose aujourd’hui. À l’Afrique de profiter de ses atouts pour inventer son avenir.

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